La version originale de cet article a été publiée en anglais sur DeSmog le 22 mai 2025.
À l’entrée du marché aux poissons, à la périphérie de Joal-Fadiouth, ville côtière du centre du Sénégal, un groupe de femmes s’est installé à l’ombre d’un petit pavillon.
Autrefois, le marché était animé par des vendeurs de glaces et de sel, mais aussi par des charrettes tirées par des chevaux qui ramenaient le poisson de la plage. Aujourd’hui, le commerce est mort : « Sans poisson, nous n’avons pas d’argent pour envoyer nos enfants à l’école, acheter de la nourriture ou nous faire soigner si nous tombons malades », explique Aissatou Wade, une commerçante.
Aissatou Wade pointe du doigt Omega Fishing, une usine voisine implantée sur le littoral atlantique. Premier exportateur de farine et d’huile de poisson du Sénégal, l’usine broie de petits poissons sauvages comestibles destinés à alimenter le marché mondial des aliments pour poissons et fruits de mer d’élevage.
Depuis la création d’Omega Fishing en 2011, ses acheteurs ont progressivement évincé les femmes marchandes de poisson du marché, en offrant le double du prix qu’elles peuvent se permettre de payer pour une caisse de poisson. Au cours des quatre dernières années, le nombre de femmes locales pratiquant le braisage, le séchage au soleil et le salage de poissons – tels que les sardinelles rondes et les bongas – en petites portions abordables, a chuté de 650 à quelques centaines seulement.
La sardinelle est également en train de disparaître des assiettes. Au cours des six dernières années, alors que les exportations de farine de poisson ont explosé, les prix du poisson frais et séché ont plus que doublé, dans un pays où plus de la moitié de la population n’a pas les moyens de s’offrir un régime alimentaire sain.
Parallèlement, les populations de poissons se sont effondrées. Depuis que l’industrie de la farine de poisson a pris son essor en Afrique de l’Ouest, il y a une quinzaine d’années, les stocks de sardinelles rondes ont chuté à leur niveau le plus bas jamais enregistré. Cette baisse s’explique notamment par la forte demande des usines, qui accentue les pressions exercées par la surexploitation des navires étrangers et par le changement climatique, lequel réchauffe les eaux et pousse les poissons à migrer vers le nord.
Au Sénégal, le volume des captures de sardinelle s’est effondré, passant de 100 000 à 250 000 tonnes par an entre 2010 et 2020 à seulement 10 000 tonnes sur les quatre dernières années. Un rapport publié au début du mois par Environmental Justice Foundation cite des recherches qui révèlent que 57 % des populations de poissons au Sénégal sont dans un état d’effondrement similaire.« C’est une catastrophe », déclare sans détour Abdou Karim Sall, responsable de la Plateforme des Acteurs de la Pêche Artisanale au Sénégal (Papas) à Joal.
Cette enquête a été co-publiée avec The Guardian.
Jusqu’à présent, l’opacité de la chaîne d’approvisionnement en produits de la mer ne permettait pas de savoir quelles entreprises tiraient profit de la situation. Mais une enquête transfrontalière menée pendant deux ans par DeSmog et The Guardian révèle qu’en raison d’une réglementation insuffisante de la pêche et de failles en matière d’étiquetage, les consommateurs britanniques peuvent se procurer par inadvertance du poisson qui devrait se trouver dans les assiettes des pays d’Afrique de l’Ouest.
Les auteurs de l’enquête ont examiné des centaines de pages de données douanières, d’emballages en supermarché et de listes de fournisseurs, et se sont entretenus avec des sources du secteur par téléphone et lors de la Seafood Expo North America à Boston, l’une des plus grandes foires commerciales du secteur.
L’enquête révèle qu’au moins cinq chaînes de supermarchés britanniques (Waitrose, Co-op, Aldi, Lidl et Asda) ont vendu du bar ou de la daurade cultivés par l’un des plus grands pisciculteurs de Turquie, Kılıç Deniz, qui s’approvisionne en farine de poisson fabriquée à partir de petits poissons provenant des eaux du Sénégal.
Ces distributeurs sont approvisionnés par deux grossistes britanniques : New England Seafood International et Ocean Fish. Cette enquête a révélé que ces grossistes ont également vendu du bar et de la daurade à Marks & Spencer, Morrisons, Sainsbury’s et Tesco (bien que ces supermarchés aient refusé de dire à DeSmog si ce poisson provenait de Kılıç ou d’un autre fournisseur de bar).
À eux deux, ces grossistes ont fourni aux supermarchés 473 tonnes de poisson élevé par Kılıç, ou sa filiale Agromey, au cours des quatre dernières années, selon les données officielles. Cela représente une quantité de poisson suffisante pour garnir les rayons des supermarchés de près de 5 millions de filets.[1]
Tous ces poissons sont apparus dans les rayons des supermarchés avec la mention « source responsable » ou « élevage responsable », sur la base de la certification de l’Aquaculture Stewardship Council et d’autres organismes de normalisation.
« Les poissons d’élevage sont vus comme des produits qui ont un bel aspect, qui ont tous la même taille et sont bons pour le consommateur, mais personne ne sait qu’il menace l’avenir des populations d’Afrique de l’Ouest », déclare Béatrice Gorez, de la Coalition pour des accords de pêche équitables (CFFA).
Le naturaliste et présentateur TV Chris Packham affirme que l’enquête montre que les supermarchés britanniques « manquent à leur devoir » en matière d’approvisionnement alimentaire. « Comment faire un choix éthique dans les rayons d’un supermarché si l’étiquetage des produits alimentaires est à ce point médiocre qu’il vous est impossible de le faire ? »
Les conclusions de DeSmog révèlent un « colonialisme écologique » des temps modernes dans un système alimentaire défaillant, selon Aliou Ba, responsable de la campagne sur les océans à Greenpeace Afrique. « Le poisson pêché sur les côtes africaines doit d’abord nourrir les Africains », déclare-t-il. « Les grossistes doivent cesser d’être complices de ce système d’exploitation, qui privilégie les profits au détriment du droit fondamental à la sécurité alimentaire.
Un commerce en plein essor
Les usines de farine de poisson du littoral ouest-africain sont de grands consommateurs de petits poissons qui prospèrent grâce à un phénomène naturel de remontée d’eaux dans l’Atlantique Nord.
Ces poissons « pélagiques » ou de « fourrage » (qui comprennent des espèces de maquereaux, de bongas et de carangues) sont de véritables piliers de la pêche artisanale en Afrique. Ils fournissent plus d’un quart des micronutriments (tels que le zinc, le fer et les oméga 3) à 181 millions de personnes.
Le secteur de l’élevage de poissons, qui connaît la croissance la plus rapide au monde dans le domaine de l’alimentation, est extrêmement friand d’espèces pélagiques. Celles-ci sont transformées en farine et en huile de poisson et destinées à l’alimentation des poissons élevés en cage. Près d’un quart des captures mondiales d’espèces sauvages, soit 17 millions de tonnes, ont été englouties par l’industrie des ingrédients marins en 2022, dont quelque 85 % ont servi à nourrir des poissons d’élevage.
La majorité des poissons destinés à l’alimentation animale proviennent du Pérou, mais les exportations de farine de poisson en provenance d’Afrique de l’Ouest ont connu une croissance exponentielle au cours de ces dix dernières années, avec une consommation estimée à un demi-million de tonnes de poisson par an. Une partie de ces produits est transformée dans les six usines agréées du Sénégal, qui appartiennent à divers investisseurs nationaux et chinois.
Alors que les premières usines, construites dans les années 1970, étaient censées n’utiliser que des résidus de poissons (têtes, queues, tissus altérés), la flambée du prix de la farine de poisson a poussé la nouvelle génération d’usines à se tourner vers des poissons entiers et frais. C’est ce que nous a expliqué Alassane Samba, directeur retraité du Centre de recherche océanographique de Dakar (CRODT) et cette tendance est confirmée par un rapport de la FAO publié en 2022 et un autre, commandité par le secteur aquacole, en 2024. Il en va de même en Gambie voisine, qui compte trois usines de farine de poisson, et en Mauritanie, véritable épicentre du secteur, qui en abrite 35 autres.
L’industrie des produits de la mer d’élevage affirme qu’elle joue un « rôle vital dans la sécurité alimentaire mondiale » et minimise sa dépendance à l’égard des poissons comestibles. Les producteurs de saumon ont fait l’objet de scandales répétés pour s’être approvisionnés en Afrique subsaharienne, dont les populations souffrent de sous-alimentation chronique, ce qui a incité certains fabricants d’aliments aquacoles pour animaux à indiquer dans leurs politiques d’approvisionnement qu’ils évitaient de s’approvisionner au Sénégal.
Une puissance aquacole mondiale
L’enquête menée par DeSmog et The Guardian, qui s’appuie sur des données commerciales, des registres d’expédition et des enquêtes de terrain menées dans trois pays, confirme que des bars et des daurades élevés en Turquie sont nourris avec des farines de poisson exportées par trois usines sénégalaises : Omega Fishing et Africa Feed au sud de la capitale Dakar, et Afric Azote au port de Dakar.
Grâce à son vaste littoral, la Turquie est une puissance aquacole qui fournit plus de la moitié du bar et un tiers de la daurade du monde. La production de l’aquaculture turque a presque doublé au cours de la dernière décennie, selon les chiffres officiels, et dépassera 1 million de tonnes de poissons en 2023. Après avoir décimé leur stock d’anchois dans la mer Noire, les aquaculteurs turcs importent désormais la plupart de leurs farines de poisson.
Fondée en tant qu’entreprise familiale il y a 34 ans et employant aujourd’hui plus de 2 500 personnes, l’entreprise Kılıç est l’un des principaux producteurs turcs de bar et de daurade, et le plus grand importateur de farine de poisson sénégalaise parmi ses 12 rivaux turcs. La société a expédié de farine de poisson du Sénégal chaque année au cours des quatre dernières années, pour un total d’au moins 5 400 tonnes, selon les données douanières.
Le volume de poisson frais utilisé pour fabriquer cette farine de poisson au cours de ces quatres années aurait suffi à couvrir l’apport alimentaire recommandé pour près de deux millions de personnes, selon les calculs de DeSmog basés sur les recommandations alimentaires de l’organisation Eat Lancet.[2]
Dans un e-mail, Kılıç a déclaré à DeSmog qu’elle n’enfreignait aucune loi en achetant des matières premières au Sénégal et qu’elle « ne gérait pas les politiques de pêche d’autres pays ». Consciente des « préoccupations de l’opinion publique au niveau mondial », Kılıç a ajouté : « nous pensons que nous pouvons limiter nos achats au Sénégal. »
L’entreprise a déclaré que la farine et l’huile de poisson provenant du Sénégal représentaient moins de 1 % de ses achats totaux en 2024, et a précisé que les poissons transformés en ingrédients marins étaient des lippu pelon et des carangues, qui, selon Kılıç, « ne sont pas pêchés pour la consommation humaine ».
Mais la poissonnière Aby Diouf, tout comme d’autres sources au Sénégal, a confirmé à DeSmog que les usines « utilisent le poisson que nous mangeons », y compris les espèces citées par Kılıç ci-dessus, qui sont consommées fermentées ou fraîches, dans des ragoûts cuits à petit feu avec du couscous et du riz.
Et pour une entreprise qui produit 65 millions de tonnes de poisson d’élevage par an (et qui génère des revenus annuels de 445 millions de dollars) un seul pour cent de ses achats de farine de poisson peut avoir un impact considérable au Sénégal.
« Des changements qui semblent minimes à l’échelle mondiale peuvent avoir des conséquences dévastatrices au niveau local », explique Christina Hicks, spécialiste de l’environnement, de la pêche artisanale et de la nutrition à l’université de Lancaster.
En 2023, année au cours de laquelle les exportations de farine de poisson ont atteint leur niveau le plus élevé au cours des huit dernières années, la persistance de coûts alimentaires élevés a poussé le Sénégal vers une situation de crise alimentaire, et ce, pour la première fois de son histoire.
Une alimentation de mauvaise qualité peut freiner la croissance des enfants, altérer leurs facultés cognitives et les rendre vulnérables aux maladies tout au long de leur vie, comme l’a souligné une étude cosignée par Hicks au début de l’année.
Hausse marquée des prix du poisson frais et séché au Sénégal ces dernières années
Malnutrition, pertes d’emploi et pollution
De 2010 à 2020, les Sénégalais sont passés d’une consommation annuelle de 16 kilos de poissons pélagiques à moins de sept kilos, selon les données de la FAO.
Dans le même temps, en Afrique de l’Ouest, le nombre de personnes n’ayant pas les moyens de bénéficier d’un régime alimentaire sain a grimpé et atteint près de 70 %, contre 2,3 % en Europe occidentale, où la majorité du bar d’élevage est consommée.
« Cette enquête révèle un cas très spécifique de ce que nous avons remarqué à partir d’ensembles de données plus vastes », déclare Jennifer Jacquet, professeur de sciences et de politiques environnementales à l’université de Miami. « Les consommateurs en situation de sécurité alimentaire bénéficient de la farine et de l’huile de poisson provenant de petits poissons pêchés dans des régions où l’insécurité alimentaire est élevée. »
La poissonnière Aby Diouf explique que 500 grammes de keccax (sardinelles séchées et fumées), qui coûtaient auparavant 0,15 euros (100 francs CFA), coûtent aujourd’hui entre 1,19 et 2,38 euros, selon la saison.
S’exprimant sur la plage de Popenguine, au nord de Joal-Fadiouth, Mme Diouf se rappelle avoir vendu du keccax loin à l’intérieur des terres, jusque dans le Mali et le Burkina Faso.
À l’époque, les travailleuses de la pêche étaient au cœur d’un commerce informel florissant qui, selon les estimations, employait 40 000 femmes au Sénégal en 2022. Aujourd’hui, une grande partie de ce poisson est vendue aux usines, sans que les femmes qui attendent sur la côte pour l’acheter en soient informées.
« Nous étions fières », dit-elle. « Nous avons construit nos maisons, nous avons acheté des voitures. Nous avons acheté des bateaux pour nos maris – nous avons même financé leurs sorties de pêche ».
Après avoir élevé ses sept enfants grâce à ce commerce, Mme Diouf joint aujourd’hui les deux bouts en louant des chaises en plastique pour les baptêmes et les mariages, et a vendu deux de ses trois congélateurs.
Les femmes transformatrices de poisson de son village sont encore plus mal loties. Elles sont « fatiguées, malades » et endettées, tandis qu’à Yenne, où se trouve l’usine de farine de poisson Africa Feed, les fours à fumer le poisson qui se trouvent à proximité rouillent au soleil. Des milliers de femmes ont perdu leur emploi ces dernières années, estime Didier Gascuel, professeur en écologie marine à l’Institut Agro Rennes-Angers, dans l’ouest de la France, qui a vécu et travaillé au Sénégal.
Les usines rendent aussi les habitants physiquement malades, selon la population locale. Les riverains se plaignent d’odeurs nauséabondes et suffocantes, ainsi que de cours d’eau pollués dans les villes qui abritent des usines de farine de poisson, telles qu’Omega Fishing et Africa Feed. Selon les données douanières, ces deux entreprises vendent leur production à des fermes aquacoles qui approvisionnent le Royaume-Uni.
À Joal-Fadiouth, la pollution causée par Omega Fishing a déclenché des manifestations. « Les gens souffrent de maladies respiratoires, de vertiges, de maux de tête et de vomissements », a déclaré Mamadou Faye, l’un des cofondateurs du mouvement, à l’organisation Danwatch plus tôt cette année.
Situées à proximité des habitations, en violation du code de l’environnement sénégalais, les cheminées d’Omega dégagent des nuages de fumée noire qui provoquent de l’asthme, selon le médecin local Papis Gueye.
Omega Fishing et Africa Feed n’ont pas répondu aux demandes de commentaires.
Effondrement des stocks de poissons
Désireux d’attirer les investissements étrangers afin de combler un déficit commercial de 5,75 milliards de dollars et une dette extérieure de 40 milliards de dollars, le gouvernement offre des avantages financiers au secteur de la farine de poisson, notamment une réduction de 50 % de l’impôt sur le revenu et une exonération des droits de douane à l’importation.
À court terme, la flotte de pêche artisanale sénégalaise, composée de 18 000 pirogues colorées équipées de moteurs, de GPS et de bottes en caoutchouc pour l’équipage, semblait bénéficier d’un marché assuré pour ses prises.
Mais cet esprit de ruée vers l’or a fini par se retourner contre les pêcheurs.
« Avant l’arrivée de l’industrie de la farine de poisson, il y avait beaucoup de poissons dans nos eaux intérieures », explique Cheikh Mbengue, responsable de l’association locale de pêche à Yenne, où l’usine Africa Feed a ouvert ses portes en 2014. « Aujourd’hui, il faut aller loin au large si l’on veut pêcher quoi que ce soit ».
« Le secteur est absolument en crise », affirme M. Gascuel, écologue marin spécialiste de la pêche. « Et c’est en grande partie, mais pas seulement, lié à ce développement des industries de farine de poisson qui se sont mises en place ces dix dernières années. »
M. Gascuel explique que des femmes décongèlent et revendent des sardines importées congelées, « des histoires hallucinantes » qui se déroulent dans ce qui était, jusqu’à récemment, l’une des pêcheries les plus abondantes au monde. Sur le marché aux poissons de Dakar, la marchande de poisson Mama Fanta explique qu’elle vend du poisson capitaine, un poisson d’élevage importé d’Oman, parce qu’« il n’y a plus rien d’autre ».
« Nous entrons dans des zones dangereuses très difficiles à anticiper », affirme M. Gascuel. « Il est clair que la surexploitation, combinée aux effets du changement climatique et à la dégradation de l’eau, peut conduire à des phénomènes d’effondrement. »
L’usine sénégalaise Afric Azote nie qu’elle contribue à la surpêche ou au chômage des femmes.
« Prétendre que les usines de farine de poisson utilisent le poisson qui devrait revenir à la population locale ne tient pas la route », rétorque un employé à notre équipe d’enquêteurs, derrière un bureau de l’usine, qui surplombe d’immenses piles de conteneurs d’expédition empilés dans le port de Dakar. « Je dirais même que c’est faux à 100 %. Presque tout ce que nous produisons ici est fait à partir de résidus ».
Celui-ci a toutefois ouvert une feuille Excel à l’écran qui montrait qu’en décembre 2024, près de 40 % de la farine de poisson était fabriquée à partir de poissons entiers.
« Je ne conteste pas le fait que nous utilisons également du poisson frais dans notre usine », ajoute le membre du personnel, au vu des chiffres. « Si vous avez vu des sardinelles ici, c’est possible. Mais si vous suivez l’argent, vous verrez qu’il n’est pas rentable pour nous d’en acheter beaucoup aux prix du marché ».
Afric Azote a déclaré que le poisson entier n’est utilisé que lorsqu’il est invendu du fait que les captures sont trop importantes pour que les femmes transformatrices puissent les absorber, ou que le poisson est pourri.
Néanmoins, une douzaine de sources – commerçantes, grossistes et pêcheurs – affirment que les usines achètent régulièrement du poisson frais.
« Le Sénégal n’a jamais pu (n’a jamais essayé) de réglementer ce problème d’achat de poisson sur la plage », déclare Alassane Samba, ancien chef du centre de recherche océanographique à la retraite.
Selon des fonctionnaires et des organisations de pêcheurs et de femmes commerçantes, il est également courant que les usines de farine de poisson achètent des poissons juvéniles, une pratique illégale au Sénégal qui menace encore davantage les stocks.
Afric Azote affirme que « Tous les quais de pêche sont supervisés par des agents des pêches, qui vérifient la taille des poissons débarqués. Nous refusons systématiquement tout poisson qui ne respecte pas la taille réglementaire ».
Omega Fishing a nié avoir utilisé des poissons juvéniles lors d’une visite d’usine effectuée par notre équipe d’enquêteurs en 2023.
Le gouvernement sénégalais n’a pas répondu aux demandes de commentaires.
Du poisson pêché et transformé au Sénégal aux bars d’élevage turcs qui terminent dans l’assiette des Britanniques
La farine de poisson du Sénégal est exportée depuis le port de Dakar vers le sud-ouest de la Turquie, épicentre d’une aquaculture turque en pleine expansion, où se trouve également l’usine d’aliments pour poissons de Kılıç.
Ici, la farine de poisson est mélangée à du blé, du soja, de l’huile de poisson et d’autres ingrédients pour nourrir les millions de poissons que Kılıç élève puis récolte chaque année en mer Égée.
Une partie de ce poisson est congelée, acheminée par voie terrestre ou maritime dans des conteneurs de 18 tonnes à destination de Liverpool, Portsmouth, Douvres et Hull.
Selon l’agence gouvernementale britannique Seafish, sur les 5 760 tonnes de bar et 647 tonnes de daurade achetées par les consommateurs britanniques l’année dernière, plus de 80 % ont été importées de Turquie.
Kılıç occupe une place centrale dans ce commerce, représentant un quart de toutes les importations de bar et de daurade entre 2021 et 2024, selon les données du ministère de l’environnement, de l’alimentation et des affaires rurales (Defra) publiées en réponse à une demande d’accès à l’information.
Les produits de la mer élevés par Kılıç, ou sa filiale Agromey, arrivent dans les assiettes britanniques par deux voies d’accès. La première passe par des plateformes comme le marché londonien de Billingsgate, où des hommes en blouses blanches et en polaires se rassemblent à l’aube autour de caisses remplies de daurades et de bars argentés, dont certaines portent la mention « Kılıç », comme l’a révélé The Guardian.
« Nous en vendons beaucoup, environ 100 tonnes par semaine », raconte au Guardian un négociant de Polydor, un grossiste. « Il va partout : poissonneries, restaurants chinois, le grand public… ».
Les données de Defra montrent qu’au cours de ces quatre dernières années, Polydor a importé plus de 7 000 tonnes de daurade élevées par Kılıç, ce qui équivaut à plus de 17 millions de poissons entiers ou 78 millions de filets.
La deuxième voie d’accès aux tables britanniques passe par les grossistes et les supermarchés. En 2024, plus d’un demi-million de filets de bar élevé par Kılıç ou sa filiale sont arrivés dans les rayons des supermarchés par l’intermédiaire de New England Seafood International qui a des bureaux à Grimsby et Chessington, et Ocean Fish, basé en Cornouailles, selon les données de Defra.
Du fait de l’opacité et de la fragmentation de la chaîne d’approvisionnement, les consommateurs ne peuvent en aucun cas savoir si le filet de bar ou de daurade qu’ils mettent dans leur panier a été nourri avec des farines de poisson en provenance du Sénégal.
Mais l’enquête du DeSmog-Guardian a établi que le poisson produit par Kılıç est en vente chez Waitrose, qui cite l’entreprise turque comme l’un de ses fournisseurs. DeSmog croit également savoir que Co-op vend environ six tonnes de bar d’élevage par an.
L’analyse des emballages, des listes de fournisseurs les plus récentes et des échanges avec les employés de Kılıç et de sa filiale Agromey a révélé que Lidl, Asda et Aldi se sont également approvisionnés auprès des exploitations de Kılıç. Selon l’étiquetage des filets en vente dans les rayons, les listes de fournisseurs actuelles et la correspondance avec les distributeurs, Sainsbury’s, Tesco et M&S ont, quant à eux, importé du bar via New England Seafood International.
Après avoir pris connaissance des conclusions de l’enquête, Lidl, Sainsbury’s, Tesco et Waitrose se sont refusés à tout commentaire, renvoyant le Guardian à une déclaration de Sophie De Salis, conseillère en matière de politique de développement durable au British Retail Council (Conseil britannique du commerce de détail) : « Les distributeurs britanniques s’engagent à s’approvisionner en produits de la mer de manière responsable et respectent toutes les exigences légales en matière d’étiquetage des produits. Ils veillent à respecter des normes élevées tout au long de leur chaîne d’approvisionnement au moyen de vérifications certifiées par des tiers, ce qui garantit aux clients qu’ils achètent du poisson provenant d’une source durable.
Morrisons, Aldi et M&S ont tous affirmé ne pas s’approvisionner actuellement auprès des exploitations de Kılıç ou d’Agromey. Asda n’a pas répondu aux demandes de commentaires. Sur son site web, l’entreprise déclare s’être « engagée à fournir des produits alimentaires sûrs, abordables et durables » à ses clients.
Un porte-parole de Co-op a quant à lui affirmé : « Nous nous engageons à nous approvisionner selon les normes les plus strictes et nous travaillons en étroite collaboration avec notre fournisseur pour nous assurer que le bar est issu de fermes certifiées ».
Parmi les grossistes impliqués dans la chaîne, New England Seafood International a déclaré qu’il s’engageait à « s’approvisionner en produits de la mer responsables et durables ». Les deux autres, Polydor et Ocean Fish, n’ont pas répondu aux demandes de commentaires. Sur son site web, Ocean Fish a indiqué qu’il s’engageait à appliquer des « pratiques de pêche responsables » dans l’ensemble de ses activités.
Les liens établis dans le cadre de cette enquête ne donnent qu’une idée partielle de la quantité de bars et de daurades nourris avec des farines de poisson sénégalaises et commercialisés au Royaume-Uni. L’enquête a révélé que trois autres aquaculteurs turcs qui approvisionnent les marchés britanniques achètent également de la farine de poisson en provenance d’Afrique de l’Ouest, mais il n’a pas été possible de retracer le parcours de leurs produits jusqu’à leur point de vente final.
« Une fois de plus, l’élevage industriel de poissons se retrouve au centre d’un scandale lié à la sécurité alimentaire et il est clairement établi que les distributeurs britanniques font partie du problème », déclare Amelia Cookson, chargée de campagne au sein du groupe de plaidoyer Foodrise. « Cette enquête montre que les entreprises britanniques sont impliquées dans une longue chaîne d’extraction qui porte préjudice aux communautés de l’une des régions du monde les plus touchées par l’insécurité alimentaire. »
Une origine « responsable » en question
Malgré les dégradations causées par les usines de farine de poisson au Sénégal, les produits de la mer nourris avec de petits poissons en provenance d’Afrique de l’Ouest continuent d’être étiquetés comme étant issus de pratiques durables.
Les supermarchés étiquettent tous les bars et daurades turcs vendus par New England Seafood International et Ocean Fish comme étant « d’origine responsable » ou provenant « d’élevages responsables ». Ces allégations reposent sur diverses certifications, qui sont nécessaires pour pouvoir vendre sur de nombreux marchés européens. Obtenues par Kılıç et d’autres pisciculteurs, ces normes promettent une « traçabilité totale » des ingrédients et un approvisionnement responsable en aliments pour animaux.
Kılıç indique sur son site web qu’elle s’engage à protéger les écosystèmes océaniques et qu’elle dispose d’une ligne d’assistance téléphonique dédiée aux questions d’éthique. En 2022, l’entreprise a produit un quart de son bar et de sa daurade à partir de quatre fermes aquacoles certifiées par l’Aquaculture Stewardship Council (ASC), une norme d’exploitation considérée comme l’une des plus strictes.
Les règles de l’ASC prévoient qu’une ferme ne peut acheter de la farine de poisson qu’auprès de sources où les pêcheries sont, au minimum, « raisonnablement bien gérées », et dont les stocks sont sains : une situation bien éloignée de celle des zones de pêche gravement surexploitées du Sénégal, qui s’est vu délivrer un carton jaune de l’Union européenne en mai en raison de son incapacité à lutter contre la pêche illégale, non déclarée et non réglementée.
Néanmoins, Kılıç a nié être en infraction avec les normes de l’ASC, affirmant que les règles de l’organisation avaient été remplacées par une nouvelle norme sur les aliments pour poissons, qui entrera en vigueur en octobre et que l’entreprise prévoit de suivre.
« Il serait très simpliste de conclure que nous ne respectons pas cette norme ou que nous trompons nos clients », a ajouté l’entreprise.
L’ASC a indiqué que le Sénégal ne figurait pas parmi les pays d’origine des ingrédients marins entiers utilisés dans les audits des fermes de Kılıç pour l’année 2024. L’organisation a ajouté que, quoi qu’il en soit, les aliments aquacoles provenant du Sénégal peuvent être incorporés dans l’alimentation, à condition que l’ensemble des ingrédients respecte ses critères.
« L’ASC présente de nombreuses lacunes », explique un consultant qui travaille dans le domaine de la certification depuis 15 ans et qui a demandé à ne pas être nommé par crainte de répercussions professionnelles. « Il existe une norme, mais cela ne signifie pas qu’il faille la respecter intégralement pour obtenir la certification ».
Activiste et fondateur de la Green Britain Foundation, Dale Vince affirme que le public britannique se voit vendre un « conte de fées » autour de l’approvisionnement responsable, et que les systèmes de certification ou de garantie sont « de toute évidence insuffisants ».
Les mers turques polluées par l’aquaculture
A plus de 3 000 milles des côtes sénégalaises, la propriété des fermes aquacoles en Turquie est « gardée comme un secret d’État », selon Levent Erkol, ingénieur en aquaculture devenu activiste. Il est donc difficile pour les communautés locales de savoir si les entreprises respectent les lois destinées à protéger les écosystèmes contre les rejets d’aliments, d’antibiotiques et de déchets dans la mer.
À l’aide de données satellitaires et des coordonnées figurant sur le site Web de l’ASC, DeSmog a pu localiser trois des installations d’élevage (en cage) de bars et de daurades de Kılıç dans le golfe de Güllük, à quelques minutes de route de son usine d’aliments pour animaux.
M. Erkol voit de plus en plus de signes de pollution provenant d’au moins 20 fermes aquacoles situées au large des côtes, dans le golfe. Les eaux calmes sont troubles et opaques ; les aliments pour poissons recouvrent la surface de la mer d’une pellicule huileuse et ont également attiré des espèces invasives, telles que le venimeux poisson-lion.
« Les élevages augmentent en nombre et en taille chaque jour », explique M. Erkol en pointant vers l’horizon où les cages forment un gribouillis sombre à la surface de l’eau.
En feuilletant un livre sur la nature, M. Erkol évoque les espèces indigènes d’anémones, d’étoiles de mer et d’oursins rares qui sont en déclin en raison de l’accumulation de déchets alimentaires et d’excréments de poissons recouvrant les fonds marins. Il ajoute que les herbiers marins protégés, qui servent de nurserie aux poissons sauvages et séquestrent le carbone, sont également en train de régresser. Les avertissements des scientifiques concernant les dommages causés à d’importants écosystèmes lagunaires, ainsi que les protestations qui ont suivi, ont été ignorés.
« Ce secteur nous rapporte des millions de dollars, très bien », déclare Erol Kesici, professeur de pêche à la retraite à l’université Süleyman Demirel, qui conseille l’Association turque pour la conservation de la nature. « Mais à quel prix ? »
Kılıç a affirmé qu’elle produisait dans « les eaux les plus propres du monde » et que les fermes piscicoles turques étaient parmi les plus éloignées des terres, et faisaient l’objet d’un contrôle régulier.
« Comme dans le reste du monde, certains pensent que les activités aquacoles polluent la mer, mais les lois environnementales turques sont extrêmement strictes, appliquées et assorties de sanctions pénales », se défend l’entreprise turque.
L’exode des jeunes, autre conséquence de la surpêche
Au Sénégal, Aliou Ba, de Greenpeace Afrique, affirme que l’opposition aux usines commence à se faire entendre. « Les gens s’organisent, manifestent et gagnent des batailles contre les intérêts industriels », affirme-t-il. Il note que le nombre d’usines n’a pas augmenté en Afrique de l’Ouest depuis 2019, et que la Mauritanie renforce la répression contre l’utilisation du poisson frais.
Le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye a signé une charte pour une pêche durable avant le scrutin de l’année dernière qui l’a porté au pouvoir. Cet homme de 45 ans a depuis renforcé la transparence en publiant une liste de 132 navires industriels enregistrés pour pêcher dans les eaux sénégalaises. Mais si le gouvernement a promis de mieux réglementer les usines de farine de poisson, il n’y a aucun signe de fermeture des usines existantes. Pour que les stocks de poissons se reconstituent, le gouvernement devrait restreindre les activités de pêche, indemniser les communautés et collaborer avec la Mauritanie et la Gambie pour gérer les stocks – un degré de coopération qui s’est avéré difficile à atteindre.
Pour ce qui est des acheteurs de farines de poisson, Urs Baumgartner, consultant en environnement et universitaire, insiste sur le fait que la réponse ne réside pas dans une certification accrue, qui ne couvrira sans doute, même à terme, qu’une petite partie du marché. Il n’est pas non plus réaliste de remplacer les farines de poisson par de nouveaux ingrédients, tels que les insectes, dont la production n’est pas encore passée à l’échelle industrielle, et qui sont susceptibles de poser leurs propres problèmes. « Si nous ne pouvons pas produire davantage d’aliments de manière durable avec les sources dont nous disposons, nous devons limiter la production », estime M. Baumgartner. « Nous devrions manger le poisson que nous pêchons, et non le transformer en farine de poisson ».
Diaba Diop, qui dirige un réseau national de femmes travaillant dans le secteur de la pêche, estime que les entreprises étrangères devraient s’approvisionner ailleurs. « Si nous continuons ainsi », dit-elle, « la mer deviendra un désert liquide. Lorsque la population n’a pas assez à manger, nous ne pouvons pas utiliser ces ressources pour nourrir les animaux ».
Sur le littoral atlantique, les communautés sont confrontées à une autre conséquence de l’exploitation incontrôlée : l’exode de jeunes hommes déterminés à migrer vers l’Europe. « Au lieu d’être remplis de poissons, les bateaux sont maintenant remplis d’hommes », constate Cheikh Mbengue, chef pêcheur à Yenne.
Abdou Karim Sall, chef du groupement des pêcheurs de Joal-Fadiouth, voit le quartier se vider au même rythme que la mer. Ceux qui ne voient pas d’avenir chez eux prennent le risque de parcourir 1 500 kilomètres en bateau pour rejoindre les îles Canaries, bravant une route qui aurait provoqué plus de 10 000 morts l’année dernière. Les fils des femmes commerçantes de poisson de Yenne font partie des disparus.
« Parce qu’il n’y a pas de poisson, il n’y a pas d’espoir », explique Karim Sall. « Ce poisson aurait dû rester au Sénégal. »
Traduit par Grégoire Fournier
Avec la contribution de : Karen McVeigh (The Guardian), Oscar Rothstein (Danwatch), Hans Wetzels (Follow The Money), Tunca Ilker Ogreten, Mustapha Manneh, Mike Lewis, and Michaela Hermann.
Cet article fait partie d’une série réalisée en collaboration avec The Guardian, Danwatch et Follow the Money. Il s’inscrit dans le dossier de DeSmog consacré à l’aquaculture industrielle.
Notes :
[1] Estimation basée sur le poids moyen du bar et de la daurade, soit 100 g et 90 g de filets respectivement.
[2] Calculé à partir des hypothèses suivantes : Il faut 4,5 kg de poisson pour fabriquer 1 kg de farine de poisson ; une estimation selon laquelle la farine de poisson au Sénégal est fabriquée en moyenne avec 80 % de poisson entier/ 20 % de résidus et de chutes ; sur la base des recommandations diététiques de Eat Lancet qui sont de 10,2 kg de poisson par personne et par an.
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